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PÉNURIE – Accentué par la pandémie de Covid-19, le manque de soignant-e-s spécialisé-e-s contraint les hôpitaux à revoir leur organisation. Avec un grand défi pour ces prochaines années: parvenir à garder la relève, qui a tendance à fuir le métier.

Par Pierre-Emmanuel Buss

Photos © Guillaume Perret

Les soins infirmiers, c’est comme le gaz et l’électricité: quand l’offre répond à la demande, on en profite sans trop se poser de questions. Il faut être confronté au manque pour prendre vraiment conscience de la valeur des choses. Le Centre hospitalier du Valais romand a ainsi dû prendre des mesures drastiques cet automne en raison de la pénurie de personnel spécialisé: il a dû reporter chaque jour des interventions non urgentes afin de garantir la prise en charge des cas urgents et semi-urgents. Sur 13 salles d’opération, seules 8 ont été maintenues ouvertes, comme le précisait mi-octobre dans Le Nouvelliste, le directeur général de l’établissement, Éric Bonvin.

«36% des soignant-e-s quittent leur métier entre 20 et 24 ans, soit peu de temps après avoir achevé leur formation »

 

Ces difficultés s’inscrivent dans un contexte a priori favorable. Le 28 novembre 2021, le peuple suisse a accepté, par 61% des voix, l’initiative populaire «Pour des soins infirmiers forts», qui demandait une amélioration des conditions cadres, notamment au niveau salarial. Si la mise en œuvre tarde, l’intérêt de la jeune génération pour les métiers des soins reste élevé: la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) a enregistré une hausse de 20% des étudiant-e-s en soins infirmiers sur les cinq dernières années.

Le grand défi des hôpitaux est de parvenir à garder ces forces vives. Selon le rapport 2021 de l’Observatoire suisse de la santé, 36% des soignant-e-s quittent leur métier entre 20 et 24 ans, soit peu de temps après avoir achevé leur formation. Et 42,5% vont voir ailleurs avant l’âge officiel de la retraite. Ces départs expliquent la pénurie actuelle, qui touche tous les hôpitaux suisses: selon le rapport trimestriel Jobradar d’octobre 2022, les infirmier-ère-s arrivent en tête des postes vacants sur le marché du travail en Suisse, avec 7317 postes non pourvus.

Le RHNe n’échappe pas à la difficulté à recruter. Comme en Valais, la situation est particulièrement tendue pour les soignant-e-s spécialisé-e-s du domaine opératoire, qu’il s’agisse des infirmier-ère-s instrumentistes et des technicien-ne-s de salle d’opération.

 Alain Bastin, infirmier chef du département (ICD) d’anesthésiologie et des blocs opératoires / Photos © Guillaume Perret

Une situation qui préoccupe Alain Bastin, infirmier chef du département (ICD) d’anesthésiologie et des blocs opératoires: «Nous n’arrivons pas à engager, le marché est complètement asséché, et pas seulement en Suisse. Même notre habituel bassin de recrutement France voisine s’est tari: nous n’avons pas reçu la moindre réponse aux dernières offres d’emploi diffusées là-bas.»

Au bénéfice d’une double formation d’infirmier instrumentiste et d’infirmier anesthésiste, Alain Bastin a toujours connu des difficultés pour recruter depuis sa nomination comme ICD, en 2007: «La situation s’est nettement détériorée ces dernières années, en particulier depuis la pandémie de Covid-19. Beaucoup de collègues se remettent en question. Ils se posent la question sur leurs priorités et envisagent des réorientations professionnelles. Entre janvier et octobre 2022, j’ai enregistré 6 départs sur une équipe d’une cinquantaine de personnes, pour un total de 33 équivalents plein temps (EPT).»

Ces départs, ajoutés aux absences ponctuelles et de longue durée, constituent un casse-tête quotidien. «Contrairement aux autres départements, nous n’avons aucune soupape de sécurité, reprend le cadre infirmier. Quand quelqu’un est malade, on est contraint de solliciter les membres de l’équipe pour assurer le remplacement. L’organisation du bloc est en effet trop complexe pour se permettre d’intégrer des infirmiers non spécialisés ou des intérimaires qui ne connaissent pas la maison. Du coup, on sollicite toujours les mêmes. Heureusement, nous sommes reconnus comme centre de formation pour le niveau post-grade des infirmiers et pour les techniciens de salle d’opération. Nous formons un maximum, parfois à la limite de nos moyens, mais cela ne suffit pas.»

Ces flux tendus en permanence ont entraîné le report de quelques opérations électives sur les sites de Pourtalès et de La Chaux-de-Fonds ces derniers mois. « Jusqu’ici, on s’en est mieux sorti que d’autres hôpitaux antonaux, estime l’ICD. Ma crainte, à terme, est de devoir fermer une salle en permanence en raison du manque de personnel spécialisé. Cela aurait un impact négatif pour les patients, bien sûr, mais aussi pour les finances de l’hôpital.»

Le bloc opératoire n’est pas le seul domaine où il est difficile de recruter, mais il constitue un cas particulier. «C’est un milieu très hétérogène en terme d’activité et de fonctions, explique Alain Bastin. Il réunit des gens qui ont des intérêts organisationnels différents, avec des agendas extrêmement complexes à concilier. Chacun a ses propres attentes et ses propres contraintes avec une activité qui est par définition peu prévisible. C’est une source de tensions au quotidien et ça participe au déficit d’image du bloc opératoire. À titre de comparaison, les urgences ont une image plus «fun» et rencontrent moins de difficultés à trouver du monde.»

 

La pénurie de médecins en question

L’apport de médecins étrangers permet de faire face à la demande, sauf pour la médecine de premier recours

Les médecins constituent une denrée rare en Suisse, du moins dans certaines disciplines. La question est de savoir si l’augmentation constante des effectifs (+9,2% depuis 2016 pour atteindre 39 222 médecins en exercice en 2021) suffira à couvrir des besoins en hausse et le départ à la retraite des baby-boomers. Ce sera le cas dans la plupart des disciplines médicales, mais pas pour la médecine de premier recours, qui peine à recruter.

Dans un article publié en 2016 dans la Revue médicale suisse, les professeurs Laurent Bernheim et Jean-François Balavoine soulignaient qu’il ne fallait pas parler de pénurie de médecins, du moins en Suisse romande. A l’appui de cette affirmation, ils indiquaient que les Université de Genève et Lausanne formaient 370 médecins par an pour un besoin estimé à 325. Selon eux, le problème n’est donc pas celui du nombre de médecins formés, «mais celui de leur répartition dans les différentes spécialités médicales». Une situation liée «à la complète liberté de choix qui est laissée aux jeunes diplômé-e-s en médecine pour l’orientation de leur activité professionnelle et leur lieu d’installation en pratique privée».

Les deux auteurs reconnaissaient en revanche l’existence d’une pénurie de médecins en Suisse alémanique et au Tessin. Et ce, malgré le recours de plus en plus marqué à des praticien-ne-s venus de l’étranger. Sur les 39 222 médecins en exercice en 2021, 15 077 (soit 38,4%) étaient titulaires d’un diplôme de médecine étranger. Leur part a augmenté de 1% par rapport à 2020. «La majorité des médecins titulaires d’un diplôme étranger provient d’Allemagne (51,8%), d’Italie (9,2%), de France (7,2%) et d’Autriche (6%)», détaille la FMH dans son rapport statistique 2021.

En se basant sur les données relatives aux nouveaux diplômés, la FMH estime que «la dépendance à l’égard de l’étranger devrait encore augmenter». En effet, en 2021, «1118 médecins ont obtenu leur diplôme fédéral. La même année, la Commission des professions médicales (MEBEKO) a reconnu 2736 diplômes de médecine étrangers».

La médecine interne générale est la discipline la plus répandue (21,5%), suivie de la psychiatrie et psychothérapie (10%), de la pédiatrie (5,3%) et de la gynécologie et obstétrique (5,1%). Ces disciplines dites de premier recours «sont en recul à l’échelle suisse depuis 2013», regrette la FMH. Selon Laurent Bernheim et Jean-François Balavoine, «un système de santé devrait comporter à peu près la moitié de généralistes pour fonctionner adéquatement». La Suisse est encore loin du compte.

Anne-Charlotte Dujardin, infirmière instrumentiste / Photos © Guillaume Perret

En anesthésie, la situation est plus favorable, avec un recrutement plus aisé et une équipe très stable: la formation interne permet en outre au RHNe d’être quasiment auto-suffisant. «Dans ce domaine, médecin et soignant-e constituent un binôme, avec des responsabilités partagées et un vrai esprit d’équipe, analyse Alain Bastin. La situation est différente pour les infirmiers instrumentistes et les techniciens de salle d’opération. Ils travaillent avec différents chirurgiens, dans différentes spécialités et sont par essence polyvalents. Dans les hôpitaux universitaires, les équipes sont plus spécialisées, avec des instrumentistes qui ne travaillent qu’en chirurgie thoracique, par exemple, ce qui leur permet de développer des compétences Ce n’est pas le cas au RHNe. La masse critique est insuffisante.»

Dans ce contexte particulier, la motivation est un facteur clé. Arrivée au RHNe en 2017 après avoir fait son cursus d’infirmière en Belgique, Anne-Charlotte Dujardin a suivi la formation spécialisée d’instrumentiste en cours d’emploi. «Cela dure deux ans, c’est extrêmement contraignant. Pendant cette période, on dort, on mange et on travaille. On n’a pas tellement le temps de faire autre chose.»

«Mon mari est lui aussi infirmier, spécialisé en anesthésie. On doit pas mal jongler. Heureusement, il y a la crèche et mes beaux-parents sont souvent disponibles. Sinon, on ne s’en sortirait pas »

La trentenaire, qui a une soeur jumelle spécialisée en soins intensifs à Fribourg, a toujours su qu’elle travaillerait dans le domaine des soins. «Pour moi, c’est une vocation, souligne-t-elle. Ma mère était déjà infirmière, j’ai toujours baigné là dedans. J’aime travailler au bloc. Tous les jours sont différents, il n’y a pas de routine. Bien sûr, c’est contraignant, avec les horaires du week-end. Cela nécessite de faire preuve de flexibilité.»

Une souplesse qu’Anne-Charlotte Dujardin a perdu en partie depuis la naissance de son premier enfant. Enceinte, elle sera par ailleurs maman une deuxième fois début 2023. «Évidement, cela change la vie, je suis moins disponible pour assurer les éventuels remplacements. D’autant que mon mari est lui aussi infirmier, spécialisé en anesthésie. On doit pas mal jongler. Heureusement, il y a la crèche et mes beaux-parents sont souvent disponibles. Sinon, on ne s’en sortirait pas.»

Comment voit-elle l’avenir, alors que ses collègues sont toujours plus nombreux-ses à quitter la profession? «Pour le moment, ça fonctionne, j’aime mon travail, on parvient à s’organiser, même si les ressources manquent. Je n’ai jamais regretté mon choix de devenir infirmière, je ne sais pas ce que je ferais d’autre.»

Pour maintenir cette motivation sans faille, Alain Bastin insiste sur la nécessité d’améliorer les conditions cadres: «Il s’agit de disposer des ressources suffisantes pour permettre d’accorder du temps à la formation, de diminuer la pression, les tensions et de réduire les sollicitations pour assurer les remplacements. Aujourd’hui, tout le monde est épuisé. Nous devons absolument stabiliser l’équipe afin d’éviter le plus possible les départs et recréer une dynamique de groupe positive.»

Le responsable insiste aussi sur l’importance de «re valoriser les salaires pour l’ensemble des professions soignantes et de mieux valoriser les contraintes liées aux horaires continus 7 jours sur 7 qui impactent fortement l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Une évidence si l’on souhaite disposer de personnel qualifié et motivé à l’avenir». Le temps presse: selon une étude du cabinet de conseil PwC, la Suisse manquera de 40 000 infirmier-ère-s d’ici 2040.

«Il faut soigner ceux qui soignent!»

Directrice des soins du RHNe, Sandra Jeanneret détailleles enjeux des métiers de soins

Sandra Jeanneret

RHNE MAG: Suite à l’acceptation de l’initiative populaire «Pour des soins infirmiers forts», quelles sont les priorités à fixer selon vous?

Sandra Jeanneret: Le premier axe est de disposer de formations théoriques et pratiques de qualité avec des moyens financiers à la hauteur des enjeux. Des formations qui préparent les jeunes aux contraintes des métiers de l’humain et valorisent tout ce que ces métiers ont de formidable et d’épanouissant. Le deuxième axe prioritaire concerne les conditions cadres, ce qui regroupe la rémunération, les horaires, l’ambiance, les responsabilités et les compétences métiers. L’amélioration de ces conditions cadres est impérative si l’on veut disposer des ressources nécessaires pour répondre aux besoins.

Vous êtes membre du comité de H+, la faîtière des hôpitaux suisses. Quelle est la position de l’association sur ce sujet?

Elle demande que la proposition du Parlement sur l’offensive en matière de formation soit reprise sans restriction. Les dispositions concernant les conditions de travail et une rémunération appropriée des prestations de soins sont de vrais défis. Ces sujets relèvent de la responsabilité des cantons, des entreprises et des partenaires sociaux. H+ demande également d’améliorer les conditions financières définies par la LAMal. Tant que les tarifs ne couvriront
pas les coûts des prestations fournies, les tentatives d’appliquer les changements de conditions de travail seront vaines.

Si vous aviez une baguette magique, quelle priorités fixeriez-vous?

Je vois au moins six priorités:

Reconnaître le rôle essentiel des métiers du soin dans le système de santé, avec la charge mentale, la pression, les responsabilités et les compétences élevées que cela implique.

Associer les professionnels de terrain aux décisions, se montrer adaptables. Les défis doivent être appréhendés de manière spécifique.

Considérer les soignants autrement qu’un centre de coûts! Soigner c’est aussi donner du temps d’écoute, d’accompagnement, d’information, de soutien et pas uniquement des gestes à la chaîne.

Autonomiser en mettant en place de nouvelles organisations de soins qui participent à promouvoir la pratique avancée et le partenariat avec les patients.

Valoriser les fonctions soignantes en proposant des conditions permettant un équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Sans oublier une rémunération adéquate avec la mise en place de mesures permettant de diminuer l’impact des horaires irréguliers.

Redonner du sens, ce qui est vital dans les métiers de l’humain! Les conflits de valeurs, le sentiment d’insécurité nuisent à l’engagement, à l’épanouissement personnel et au maintien en activité. Il faut privilégier l’échange, l’écoute et le travail pluridisciplinaire plutôt que
le rendement et la finance. Il est urgent de soigner ceux qui soignent.

Ma baguette magique offrirait donc des moyens, de la sérénité au travail, pour des patients soignés humainement avec dignité. Je remercie tous nos soignants pour leur engagement, leur humanisme, eux qui, chaque jour, donnent leur maximum.