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Par le Dr med Eric P. Heymann, médecin-chef adjoint au département des urgences du RHNe.

En plus de son activité clinique, le Dr Heymann est membre de la commission de collaboration internationale de la Société suisse de médecine d’urgence et de sauvetage (SSMUS) et de la task force Wellbeing de la Société européenne de médecine d’urgence (EUSEM). Facultaire de l’Université de Berne, à l’École de médecine, il co-dirige un laboratoire de recherche international sur le bien-être et la résilience en médecine d’urgence.

La récente couverture médiatique sur le burnout des Suisses a permis de mettre en évidence les difficultés auxquelles est confronté le corps urgentiste de façon quotidienne. Souvent incompris et dénigré, ce sujet est particulièrement important car il a des répercussions importantes sur la pérennité du système de soins aigus.

La récente étude publiée dans le Swiss Medical Weekly permet pour la première fois de comprendre l’étendue de ce problème chez les urgentistes en Suisse. Avec l’article ci-dessous, le Dr Eric Heymann, auteur principal de l’étude et médecin-chef adjoint au département des urgences du Réseau hospitalier neuchâtelois (RHNe), apporte quelques informations supplémentaires et propose des pistes d’amélioration, afin de permettre au filet sécuritaire qu’est la médecine d’urgence de continuer à fournir des soins de qualité pour un service toujours plus sollicité.

Le burn-out : définition

Le burn-out, ou épuisement professionnel, est défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme un syndrome résultant d’un stress chronique au travail (par exemple, lié à une surcharge de travail). Contrairement à une croyance largement répandue, il n’y a pas de prédisposition à souffrir d’un burn-out (absence de corrélation entre facteurs individuels et incidence).

Traduit par une fatigue profonde, un désinvestissement de l’activité professionnelle ainsi qu’un sentiment d’échec et d’incompétence dans le travail, le burn-out a des répercussions importantes sur les individus affectés, et donc sur l’ensemble du système de santé. Le burn-out a également un impact sur la sécurité, sur l’expérience et sur le devenir des patients, allant à l’encontre du Quintuple Aim.

Entre mars et avril 2023, un formulaire d’enquête a été envoyé à l’ensemble des médecins travaillant dans un centre d’urgence en Suisse. Soutenue par la Société suisse de médecine d’urgence et de sauvetage (SSMUS), l’analyse des réponses a permis de démontrer l’étendue du problème en Suisse.

Première analyse de situation en Suisse

Avec plus de 50% des sondés présentant un burn-out, la Suisse ne fait pas figure d’exception au niveau international. Les résultats de l’étude confirment le problème et permettent de le quantifier; ils mettent en avant les conséquences de l’épuisement professionnel sur le corps médical et sur le système de santé; ils démontrent le lien de causalité avec les conditions de travail.

L’étude confirme également qu’en Suisse comme à l’étranger ce syndrome semble affecter le corps urgentiste plus que les autres spécialités médicales. Elle permet également, par l’analyse des facteurs pouvant promouvoir le burn-out au sein du corps urgentiste, d’apporter des pistes d’amélioration.

Quelles conséquences?

Les conséquences de cet épuisement professionnel sont nombreuses et questionnent la pérennité du système de soins. En effet, 70,7% des sondés ont déjà envisagé de quitter la médecine d’urgence en raison des conditions de travail, et 40,6% songent à un tel changement au moins une fois par mois. Cette diminution de la résilience s’accompagne de coûts importants pour le système de santé et menace de fermeture de nombreux centres d’urgence. Un cercle vicieux qui augmente le stress des urgentistes restants.

L’étude révèle également que 36% des sondés remplissent les critères d’une dépression légère, 12,6% d’une dépression modérée, 4,4% d’une dépression modérée à sévère et 1,1% d’une dépression sévère. Ces quasi 20% de dépressions modérées à sévères est quatre fois plus élevé que le taux dans la population générale.

Les conséquences peuvent même être très graves: 10,8% des sondés ont pensé au suicide à un moment de leur carrière. Il faut être prudent avec cette dernière donnée, car les pensées suicidaires, contrairement à l’épuisement professionnel, qui est attribuable uniquement au stress chronique au travail, ne sont pas uniquement liées aux conditions de travail. Cette variable rappelle néanmoins que les médecins interrogés sont avant tout des êtres humains, qui ont dédié leur vie au service des autres. Faire en sorte que leurs conditions de travail ne soient pas un facteur de risque pour leur bien-être et santé au long terme est dès lors important.

«J’aime mon travail, mes collègues, et je souhaite que nous puissions continuer à apporter un soulagement aux patients qui se présentent souvent dans leurs moments les plus difficiles. Mais ceci ne devra plus se faire aux dépens des urgentistes et de leurs conditions de travail. »

Dr Eric Heymann

Outre la baisse de satisfaction au travail, l’épuisement professionnel est associé à une baisse de la qualité des soins, à une diminution de la satisfaction des patients ainsi qu’à une augmentation des taux de complications et d’erreurs médicales. La culture du silo qui endigue nos systèmes de santé est renforcée par l’épuisement professionnel, qui réduit la volonté de collaboration.

Comment expliquer les difficultés?

En complément d’une échelle de Likert, des questions ouvertes ont été posées aux urgentistes, qui étaient libres d’exprimer leur ressenti par rapport à la situation actuelle (questions: (a) Quels sont les principaux facteurs affectant négativement votre bien-être ? (b) Quels sont les principaux facteurs affectant positivement votre bien-être ? (c) Quelles sont les choses les plus importantes que votre employeur pourrait faire pour améliorer votre bien-être ? (d) Quelles sont les choses les plus importantes que le système (gouvernement, hôpitaux, organisations professionnelles) pourrait faire pour améliorer votre bien-être ?)

L’analyse de ces éléments a permis de renforcer le lien direct entre l’épuisement professionnel et les conditions de travail des médecins aux urgences. Certaines de ces données seront analysées par un groupe d’urgentistes au niveau international et feront l’objet de publications spécifiques, car les thèmes identifiés se retrouvent dans beaucoup d’autres pays. Néanmoins, l’étude a permis de mettre en évidence que la longueur des gardes, la durée de travail hebdomadaire, ainsi que la répartition des nuits et la variabilité diurne, ont une causalité directe sur l’épuisement professionnel, comme le confirme la littérature internationale. Or, dans l’enquête, 36% des personnes interrogées travaillent au moins cinq nuits par mois, et une grande proportion des répondants, en particulier les superviseurs, travaillent plus de 50 heures par semaine.

Mais la durée de travail hebdomadaire et la répartition des gardes n’expliquent tout, en particulier vue la disparité avec les autres spécialités médicales, qui sont également soumises aux mêmes directives concernant le temps de travail. La réponse semble venir de l’intensité du travail, qui diffère des autres spécialités médicales; les gardes aux urgences sont souvent décrites comme pénibles, et ce, par la majorité du corps médical.

Ce phénomène n’est pas inconnu des directions médicales, comme il a été rapporté par les journaux de Tamedia, dans un entretien avec les ressources humaines du CHUV. D’où l’idée de certains pays de limiter la durée des gardes aux urgences, par exemple à 8 heures (au lieu des 10h à 12h habituelles en Suisse). Malgré l’absence d’un standard international, plusieurs pays, notamment le Canada, l’Australie, et plus proche de nous, le Danemark, ont réussi à améliorer le bien-être et la résilience chez le personnel des urgences en réduisant la longueur des gardes et le temps de travail hebdomadaire.

Les urgences comme filet sécuritaire sociétal

Tout comme les épidémies annuelles de virus hivernaux, la pandémie de Covid a mis en avant l’appauvrissement des systèmes de santé, avec un accès limité aux médecins de premiers recours ou aux médecins spécialistes, souvent surchargés. Ce phénomène de déséquilibre entre l’offre et la demande, décrit au niveau mondial, n’épargne pas la Suisse, et les urgences deviennent de facto le lieu où les patients se présentent, à cause du manque d’alternatives.Les urgences sont devenues le filet sécuritaire sociétal.

La pénurie chronique de personnel qualifié, avec les difficultés de recrutement et de rétention, ainsi que des « capacités d’hospitalisation arrivées à leurs limites » et une activité en augmentation sont toutes également responsables des dégradations des conditions de travail des urgentistes. Et ceci mène au burn-out.

Par ailleurs, en plus des rôles traditionnels de l’urgentiste que sont le diagnostic et la prise en charge des patients avec une pathologie aiguë ou vitale, les urgences ont un rôle de leader dans la gestion de désastres et pandémies, la détection des maladies infectieuses, la prise en charge de patients toxicomanes ou dans une situation sociale précaire, etc. Elles se voient également régulièrement attribuer de nouvelles charges, lorsque les autres services de santé échouent. Ces nouvelles responsabilités, ajoutées à un carnet des tâches déjà bien rempli, ajoutent au stress d’une spécialité déjà engorgée.

« Moi, je ne suis pas en burn-out, donc je ne vois pas où est le problème » (Phénomène dit de l’autruche, souvent relaté par les urgentistes)

Quelles solutions?

Afin de remédier aux problèmes de burn-out, la littérature scientifique propose de nombreuses solutions. Un des éléments essentiel est que tous les acteurs du système de santé doivent se réunir pour trouver des moyens de désengorger les urgences, ce qui serait bénéfique pour l’ensemble du système hospitalier/de santé. En Suisse, certaines spécialités médicales ont compris ces enjeux et travaillent avec les urgentistes pour trouver des solutions.

Par ailleurs, des négociations sont actuellement en cours afin que le titre de médecin urgentiste soit reconnu à part entière – une façon de valoriser la profession et d’y fidéliser des médecins. Ceci permettra également d’améliorer l’attractivité de cette profession ultraspécialisée, qui nécessite actuellement plus de 8 ans de formation, et d’assurer la relève pour le futur. Car il faut rappeler un phénomène inquiétant: le nombre d’internes candidats à la formation d’urgentiste a chuté de 25% entre 2021 et 2023 aux États-Unis. Un désintérêt qui se confirme également dans d’autres pays.

Sur le terrain, différentes propositions d’amélioration ont un impact sur le travail aux urgences: une adaptation du temps de travail clinique, des compensations, des locaux calmes et bien équipés ou une réduction du travail administratif. Cette liste, non-exhaustive, doit être réfléchie en synergie avec les autres spécialistes, afin de faire tomber la culture en silo qui continue de persister au sein du monde hospitalier.

Par ailleurs, il sera important de mettre en place des systèmes de détections des premiers signes de burn-out, comme cela se fait dans d’autres pays. Car une identification à un stade précoce permet d’améliorer l’évolution à long terme. Je conclurais en disant que « j’aime mon travail, mes collègues, et je souhaite que nous puissions continuer à apporter un soulagement aux patients qui se présentent souvent dans leurs moments les plus difficiles. Mais ceci ne devra plus se faire aux dépens des urgentistes et de leurs conditions de travail ».