L’arrivée prochaine des enfants du baby-boom au troisième et au quatrième âge pose des défis au système de santé suisse. Les hôpitaux sont-ils prêts à répondre aux besoins d’une société vieillissante? L’éclairage de la Dre Yolanda Espolio Desbaillet, médecin-cheffe du département de gériatrie, soins palliatifs et réadaptation du RHNe.
Dans les années 1950-60, la suisse avait construit en catastrophe des pavillons scolaires pour absorber la hausse d’élèves né-e-s lors du baby-boom d’après-guerre. Aujourd’hui, l’arrivée au troisième et au quatrième âge de cette génération demande d’adapter les structures de santé, dans une société déjà vieillissante en raison de l’allongement de l’espérance de vie et de la faible natalité.
En 2022, l’Office fédéral de la statistique avait projeté dans son scénario de référence que, d’ici 2040, la population de plus de 65 ans allait doubler et celle de plus de 80 ans, allait augmenter de 88%. À Neuchâtel, le phénomène est plus marqué: avec le Tessin, le canton compte le plus grand nombre de centenaires du pays, principalement dans les Montagnes. La Dre Yolanda Espolio Desbaillet, médecin-cheffe du département de gériatrie, soins palliatifs et réadaptation (DGRSP) du RHNe, fait le point sur la situation.
Quand a débuté la réflexion autour de l’accélération du vieillissement de la population ?
Dre Yolanda Espolio Desbaillet: Elle est récente, elle date de la fin des années 1990. Malheureusement, on ne voit souvent les choses que lorsqu’elles commencent à nous toucher de près. L’état de Neuchâtel s’est attelé à la tâche dès 2012 avec une étude qui permet de poser les bases de la planification médico-sociale du canton qui comporte un volet «65+, séjours et soins des aînés».
La gériatrie est aussi une jeune spécialité médicale, car elle n’existe que depuis une trentaine d’années. C’est le 1er janvier 2009 que s’est ouvert le service de gériatrie du RHNe. Nous étions alors, de tous les cantons romands, le dernier à développer cette mission spécifique de soins. Aujourd’hui, nous avons largement rattrapé notre retard et offrons une palette quasi complète de services médicaux spécifiques dédiés à la prise en charge de la personne âgée vulnérable.
Comment l’hôpital se prépare-t-il à la forte hausse de personnes âgées vulnérables attendue d’ici 2040 ?
Le développement du service de gériatrie et l’implémentation d’un itinéraire clinique spécifique à la personne âgée vulnérable constitue déjà une première réponse. Cela permet la détection et la prise en charge du patient âgé vulnérable dès les urgences par l’équipe mobile mixte de gériatrie et soins palliatifs (GSPmob), créée en 2019. Elle a la mission de venir en appui des équipes médico-soignantes des différents services hospitaliers et, en particulier, des deux services d’urgences afin d’aider à la prise en charge spécifique des aînés et des pathologies complexes en lien avec le vieillissement.
Si une hospitalisation est nécessaire, un transfert peut se faire en unité aigue de gériatrie (UGA). Dans cette unité, le patient bénéficie de soins spécifiques et d’une prise en charge interdisciplinaire (physio-ergothérapie, nutrition, neuropsychologie) afin de diminuer l’impact délétère sur l’indépendance fonctionnelle de l’hospitalisation chez la personne âgée vulnérable.
À ce dispositif s’ajoute la consultation ambulatoire de gériatrie qui permet de réaliser un dépistage des éventuelles fragilités des seniors et de proposer des mesures individualisées de prise en charge afin de préserver leur autonomie.
Quels sont les principaux défis qui attendent le DGRSP ?
Dans les années à venir, il sera indispensable de construire des approches intégrées. Le passage d’un système hospitalo-centré à un réseau intracommunautaire induira un besoin d’externalisation des compétences gériatriques, réadaptatives et palliatives. Pour répondre aux besoins grandissants, il faudra répondre à la nécessité de formation spécifique des différents professionnels de santé.
Le souci du «bien vieillir» et toute la recherche scientifique autours de la prévention du vieillissement et de la longévité sont des axes de développement majeurs, tant en gériatrie qu’en médecine en général, afin d’apporter les connaissances nécessaires permettant un vieillissement optimisé.
Quels sont les éléments à mettre en place pour relever ces défis ?
Ce qui manque actuellement, c’est l’articulation du DGRSP avec l’ambulatoire afin de pouvoir prendre en charge le patient là où il est le mieux grâce à des équipes mobiles extrahospitalières, voire de l’hospitalisation à domicile. Je pense que le séjour en hôpital doit rester une exception dans le parcours de vie, surtout au grand âge, parce que c’est un facteur de perte d’autonomie important, qui, parfois, va même jusqu’à accélérer l’institutionnalisation de la personne ou sa mort.
«En 2022, 52% des patients hospitalisés au sein du département de médecine du RHNe avaient plus de 75 ans. Ce taux atteignait 37% en orthopédie.»
Depuis plusieurs années, la pénurie de lits est régulièrement évoquée, ainsi que la problématique des «lits c» (lits d’attente de placement) qui engorgent les hôpitaux suisses. Quelle est la situation actuellement ?
Le changement de modèle de financement des hôpitaux dès les années 2012 pour les lits aigus et 2022 pour la réadaptation a des répercussions majeures sur l’itinéraire du patient. Cela a pour conséquence que certains patients ne répondent plus aux critères d’hospitalisation, alors qu’ils auraient encore besoin de temps avant de regagner leur domicile ou un nouveau lieu de vie adapté.
L’augmentation des lits en unité d’accueil temporaire (UAT) a été faite au détriment de lits d’EMS ou lits de long séjour. Le moratoire sur la construction d’établissements médico-sociaux n’a pas permis d’anticiper les besoins. Ces différents effets combinés, ajoutés à un probable effet délétère de la pandémie de Covid-19 sur l’indépendance fonctionnelle des âgés, entraînent un étranglement du système avec une augmentation du nombre de «lits C». Le canton de Neuchâtel se trouve dans la moyenne romande du nombre de lits d’EMS. Mais au vu du vieillissement de sa population, plus âgée que la moyenne suisse, la surchauffe est plus rapide qu’ailleurs.
Selon une récente étude de l’Observatoire suisse de la santé, les besoins en soins de longue durée augmenteront de +56% d’ici 2040. Or, la pénurie de personnel pose déjà problème aujourd’hui…
Oui, la pénurie de personnel inquiète fortement. De plus, elle est la plus forte là où les personnes sont les plus vulnérables, c’est-à-dire en EMS. Or, c’est là qu’on a besoin de soignants extrêmement bien formés en gériatrie et psychogériatrie. Malheureusement, ce milieu de soins souffre d’un déficit d’image et d’un «turnover» de soignants ne permettant souvent pas de mettre à niveau les connaissances spécifiques.
Ce déficit d’image se ressent-il également dans le choix de la spécialité médicale ?
Oh oui! Il n’y a qu’à regarder les séries médicales à succès: on n’y voit jamais de gériatre! Il est extrêmement rare qu’en commençant ses études, on rêve de s’occuper de personnes âgées. Pourtant, avec le vieillissement de la population, il n’y a pas besoin d’aller en gériatrie pour en trouver: en 2022, 52% des patients hospitalisés au sein du département de médecine du RHNe avaient plus de 75 ans. Ce taux atteignait 37% en orthopédie.
Comment donner envie aux jeunes médecins de devenir gériatres ?
Par l’information et la formation. Les facultés de médecine proposent des cours pendant le cursus, mais cela reste extrêmement modeste avec 5 à 10 heures au programme. Devenir gériatre, c’est long: après ses six ans de médecine, il faut encore faire un FMH de médecine interne sur cinq ans, puis trois ans de gériatrie et éventuellement deux ans de soins palliatifs. Il est donc essentiel de permettre aux étudiants ou aux jeunes médecins de découvrir la gériatrie afin qu’ils prennent conscience des perspectives offertes tant en tant que clinicien que chercheur.
La complexité bio-psycho-spirituelo-sociale des prises en charge, l’interaction médecin-patient et les défis éthiques en lien avec le grand âge et la finitude donnent à cette spécialité un sens et une richesse, qui, à mes yeux, sont indispensables dans un métier souvent exigeant. La complexité médicale est aussi passionnante, car l’âgé a souvent plusieurs maladies intercurrentes. Si on suit les guidelines de sa pathologie cardiaque, on va devoir intervenir d’une certaine façon. Mais si on suit celles de ses pathologies néphrologique, pneumologique ou neurologique, on va peut-être devoir faire des choses contradictoires. Il faut donc partager nos connaissances avec le patient afin de pouvoir, ensemble, définir un plan de traitement adapté à ses priorités. C’est fascinant! On n’est pas uniquement dans le «guérir», on est dans une dimension du soin plus intégrative, plus holistique.
À quel moment avez-vous décidé de choisir cette spécialité ?
J’étais partie pour faire de l’ophtalmologie, mais j’ai très vite été davantage attirée par la vulnérabilité et la complexité. Durant ma formation, j’ai effectué mon assistanat en médecine interne, puis, j’ai travaillé en médecine de premier recours à Genève. Je m’occupais de migrants, de SDF, de toxicomanes, de prisonniers. Ces populations m’ont intéressée, car on ne s’occupe pas juste de la maladie, mais de tout ce qui interfère dans la santé, comme la précarité ou la violence. Je me suis toujours battue contre les iniquités de traitement et de considération. La gériatrie répondait donc à mes valeurs, car l’avancée en âge est une vulnérabilité bien moins reconnue. On sait d’ailleurs, d’après les études, que, de toutes les discriminations, l’âgisme est la plus fréquente.
On parle beaucoup de coûts de la santé quand on évoque le vieillissement de la population. Mais qu’en est-il réellement ?
L’impact du vieillissement est assez constant et représente entre 10 et 25% des coûts. Oui, on vit plus longtemps, mais la bonne nouvelle, c’est qu’on vit surtout plus longtemps en bonne santé. On parle du coût des aînés, mais on omet souvent de dire qu’ils sont aussi extrêmement productifs pour la société. Ils assurent une grande partie du bénévolat et des gardes d’enfants par exemple. Ils sont une cible des publicistes, car ils font marcher l’économie des loisirs. Il faudra construire des infrastructures pour accompagner le vieillissement démographique, mais cela crée aussi de nombreux postes de travail.
Quelles sont les mesures mises en œuvre pour maintenir la constance des coûts ?
Il y a une recherche tant clinique que fondamentale en gériatrie. Elle s’intéresse à la longévité et à la prévention du vieillissement. Elle a pour but de limiter les conséquences du vieillissement non pas pour qu’on soit tous botoxés ou centenaires (rires), mais pour limiter les incapacités. Ceci devrait avoir un impact sur le système de santé à long terme. À court et moyen terme, nous devons renforcer la prévention via des actions de santé publique coordonnées, mais la suisse est très en retard. Il faudrait prendre modèle, sur les pays nordiques et certains pays méditerranéens où, dès l’école, on fait de la prévention primaire.
En quoi consiste la prévention primaire ?
À accompagner la population à avoir un style de vie le plus sain possible tout au long de sa vie. Nous ne sommes pas égaux en matière de santé, car nous avons une génétique différente, nous avons été exposés à des environnements différents et on sait que la pollution, le stress chronique ou la mauvaise alimentation sont des facteurs plutôt négatifs pour un vieillissement en bonne santé. Mais chacun devrait travailler à améliorer son capital santé.Par exemple, à la retraite, on peut commencer une nouvelle activité pour bouger plus, entretenir son cerveau en apprenant une nouvelle langue… L’alimentation doit aussi être adaptée à tout âge. Les besoins en protéines d’un âgé vulnérable sont, par exemple, équivalent à ceux d’une femme enceinte. Or, on a tendance à croire que c’est l’inverse.
La prévention tertiaire, malheureusement, ne consiste plus qu’à limiter les dégâts. Par exemple, en prévenant les escarres chez un patient alité. «Manger, bouger, se socialiser et réaliser des tâches cognitives complexes» sont les piliers de cette prévention.
Est-ce qu’en tant que gériatre, on se prépare mieux à vieillir ?
(Rires.) Nous avons récemment remarqué, avec mes collègues, qu’on se projetait mieux dans l’aménagement de notre lieu de vie: on regarde l’accessibilité de la douche, la présence de seuils, escaliers, on se demande si les portes seront assez larges pour qu’on puisse passer en chaise roulante. Nous privilégions la consommation de poisson bleu… Mais à part cela, il y a, comme partout, ceux qui prennent soin d’eux, courent trois fois par semaine et ceux qui en font moins. Nous savons ce qu’il faut faire pour bien vieillir. Mais, comme pour le reste de la population, c’est franchir le pas qui est compliqué.
BIO EXPRESS :
1967 Naissance à La Chaux-de-Fonds
1993 Diplôme fédéral de médecine (UNIGE)
2006 Certificat universitaire en gérontologie (centre interfacultaire UNIGE)
2008 Arrivée au RHNe
2009 FMH médecine interne générale et gériatrie