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Par Trinidad Barleycorn

Prof Carole Clair (Unisanté, Lausanne, le 12 mai 2022) Photos © Guillaume Perret / Lundi13

Être moins considérée dans sa douleur, recevoir un traitement non-adapté faute d’essais cliniques ou voir sa maladie banalisée : les femmes ont longtemps été les oubliées de la médecine. Heureusement, les choses changent dans cet univers encore dirigé par des hommes. Les recherches menées à Lausanne par l’Unité santé et genre impactent à l’échelle nationale. Et permettent de se questionner sur d’autres discriminations liées à l’origine, l’âge ou la non-binarité.

Comment la discrimination de genre se traduit-elle en médecine ?
Pre Dre Carole Clair : Elle se produit lorsque le sexe biologique, c’est-à-dire les différences génétiques, hormonales et métaboliques entre homme et femme qui peuvent influencer la santé, n’est pas clairement séparé du genre qui, lui, ne repose que sur la construction sociale. Par exemple, tout le monde dit que les femmes somatisent davantage que les hommes. Il n’y a aucune base biologique à cela. Or dans la réalité, cette croyance va souvent entraîner une banalisation de la douleur des femmes : on leur donne moins d’antidouleurs, on attend davantage pour traiter ou on attribue la douleur à un autre problème, souvent psychologique.

La discrimination de genre est-elle exclusivement féminine ?
Non. Même si dans sa très grande majorité, elle se fait en défaveur des femmes, les hommes en sont aussi victimes. Par exemple, chez eux, on a tendance à sous-diagnostiquer la dépression. Or les suicides chez les jeunes touchent presque trois fois plus d’hommes que de femmes. Quand un homme souffre d’ostéoporose, maladie majoritairement féminine, il est moins bien pris en charge. Dans nos recherches, il est aussi essentiel d’intégrer la dimension transgenre et la non-binarité, pour ne pas renforcer encore les préjugés homme-femme. Les données dont on dispose pour les personnes qui ne sont pas alignées avec leur genre assigné à la naissance, qui sont non binaires ou ont une variation du développement sexuel, sont rares, car lors d’essais cliniques, on n’indique pas l’identité sexuelle donc les résultats ne sont jamais analysés en fonction de cela. Or des études ont montré que ces personnes sont plus sujettes à la dépression, aux comportements à risque et ont une moins bonne prise en charge.

Est-il toujours possible de distinguer le biologique du rôle socialement construit ?
Non, car à force de s’entendre dire depuis l’enfance ce qui relève de notre genre, par exemple que les femmes sont multitâches, on fait peut-être tout pour correspondre à cette attente. Il faut donc en tenir compte. Il sera intéressant de voir l’évolution avec les nouvelles générations chez qui les rôles et les normes de genre sont moins stéréotypés. Mais on a déjà évolué : autrefois, on pensait que la testostérone était responsable du niveau d’intelligence ! Cette croyance ressort toutefois encore, par exemple lorsqu’on prétend que les hommes ont le sens de l’orientation et pas les femmes. En revanche, au niveau biologique, les hormones peuvent influencer certaines pathologies.

Quelle influence ont les œstrogènes par exemple ?
Ils ont un effet protecteur face aux maladies cardiovasculaires. Ce qui explique que les femmes sont moins sujettes aux problèmes cardiaques en pré-ménopause. Mais ensuite, elles rattrapent les hommes en matière de risques. Les femmes pré-ménopausées ont aussi de meilleures défenses immunitaires, mais développent, de ce fait, davantage de maladies auto-immunes. Cette meilleure réactivité immunitaire explique aussi en partie pourquoi les femmes sont moins décédées du Covid que les hommes.

Explique-t-elle aussi pourquoi elles ont rapporté davantage d’effets secondaires après le vaccin contre le Covid ?
C’est probable. Les femmes pré-ménopausées réagissent mieux aux vaccins, on le sait. Avec celui contre la grippe, des études ont même montré qu’une demi-dose leur suffirait. Mais il y a d’autres éléments biologiques qui peuvent expliquer le nombre plus élevé d’effets secondaires. Et sans doute aussi une part de genre : les femmes consultent et parlent de leurs problèmes plus facilement, car elles se sentent plus autorisées à le faire par la norme sociale. Les hommes ont peut-être ressenti des effets secondaires dont ils n’ont pas osé se plaindre.

Les femmes sont-elles suffisamment inclues dans les études médicales ?
Non. Pendant longtemps, elles en ont même été exclues à cause du risque de grossesse et de l’influence des fluctuations hormonales du cycle sur les résultats. Les médicaments étaient testés uniquement sur des hommes blancs d’âge moyen et on ne disposait que de peu de données pour les femmes, les personnes non-blanches ou plus âgées. Depuis 1993 aux États-Unis, et depuis les années 2000 en Europe, la loi exige plus de diversité dans les essais. Mais l’équilibre n’est pas encore atteint et les résultats ne sont pas toujours analysés en fonction des différences. Par exemple, il y avait plus de femmes dans les essais des vaccins Covid, car on a recruté parmi le personnel soignant qui est majoritairement féminin. Mais les analyses n’ont pas été systématiquement stratifiées lors de l’évaluation des effets secondaires, c’est-à-dire que le groupe a été considéré comme homogène. Inclure les femmes ne suffit pas si les différences en matière d’efficacité, de dosage ou d’effets secondaires ne sont ensuite pas relevées.

La discrimination basée sur l’origine ou la couleur de peau s’inscrit-elle dans la même logique ?
Oui, pour les personnes non-blanches, on a davantage de risques de se tromper, car on a moins de données. On sait que certaines maladies sont plus fréquentes chez elles, que certains médicaments sont moins indiqués. Mais les informations ne sont pas suffisantes. À cela s’ajoutent aussi les préjugés. Beaucoup d’études ont prouvé qu’aux États-Unis, une personne noire va avoir une moins bonne prise en charge qu’une personne blanche.

Ces discriminations liées à la couleur de peau se retrouvent-elles également en Suisse ?
Si je me base sur mon expérience clinique, je dirais qu’en Suisse, on a surtout un préjugé par rapport aux personnes du bassin méditerranéen. Il existe même encore cet affreux terme, « le syndrome méditerranéen », utilisé pour qualifier les douleurs des personnes originaires d’Italie, du Portugal, d’Espagne et même du Kosovo, et ce, même si elles ont grandi en Suisse. Quand elles se plaignent d’une douleur, on invoque ce « syndrome » pour la minimiser au motif qu’elles sont « plus démonstratives », que c’est « leur culture ». On m’a transmis cela notamment aux urgences, pendant ma formation pratique! Ces préjugés relevant du racisme sont encore profondément ancrés. Il faut les déconstruire urgemment.

L’âge ou le handicap sont-ils des facteurs discriminants au même titre que l’origine ou le sexe ?
Oui. On prend par exemple souvent les personnes âgées moins au sérieux et on a aussi des a priori. Un classique : on s’imagine qu’après 60 ans, les patientes et patients n’ont plus de vie sexuelle, donc on va rarement effectuer un dépistage VIH par exemple. Il y a un aspect de cumul des discriminations qui peut être dangereux : si vous êtes une femme, si vous avez plus de 60 ans, si vous n’êtes pas blanche ou si vous souffrez d’un handicap, vous avez davantage de risques d’être mal prise en charge.

On parle aujourd’hui beaucoup plus de maladies féminines comme l’endométriose. Pourquoi ?
L’endométriose a longtemps été considérée comme une fausse maladie. Les médecins répondaient aux patientes : « C’est normal d’avoir mal au ventre pendant vos règles. » La fibromyalgie, qui a une forte prévalence féminine, est un autre exemple de cette banalisation : on attribuait ces douleurs chroniques à un problème psychologique. Cela a changé notamment parce qu’il y a davantage de femmes médecins et cadres. Mais cela ne sera pas suffisant, si elles ont les mêmes stéréotypes en tête. D’où l’importance de les déconstruire.

Comment vous-même vous êtes-vous intéressée à la discrimination de genre ?
En 2011, alors que j’effectuais un postdoctorat et un master en épidémiologie à Boston, j’ai suivi un cours « genre et santé », un peu par hasard, car il me manquait des crédits. Ce module passionnant a été un déclic. De retour à Lausanne, j’ai rejoint la petite équipe d’Unisanté qui avait commencé à développer cette thématique. Nous avons obtenu un fonds national pour nos recherches et en 2019, la Faculté de biologie et médecine de l’Université de Lausanne a créé le premier poste professoral permanent d’enseignement et de recherche de médecine et genre de Suisse. Dans le cadre d’un projet national soutenu par Swissuniversities, nous avons également rassemblé toutes les universités et écoles de médecine du pays pour travailler ensemble à la création d’un programme d’enseignement du genre et d’une plateforme qui permettra d’échanger des matériels de cours. L’Université de Neuchâtel a rejoint le projet et le responsable de la première année de bachelor, le Prof Gregory Röder, est enthousiaste à l’idée d’intégrer cette thématique dans leur cursus.

Quels cours comprend le cursus à l’Université de Lausanne actuellement ?
En 1ère année de médecine, il y a deux heures d’introduction sur le genre et un cours plus large sur les professions médicales. En 3e année, un cours-bloc permet de réfléchir aux biais face à des cas réels. Je donne ensuite encore deux cours, en 4e et 5e, sur les spécificités de sexe et de genre en lien avec la douleur et les maladies cardiovasculaires. Ce n’est pas immense, mais on espère que cela augmentera. Il y a aussi des modules spécifiques, par exemple sur les questions LGBTQI+ et disparités en santé ainsi qu’un cours de prévention du sexisme et du harcèlement obligatoire pour tou·te·s les étudiant·e·s.

Comment abordait-on la question du genre auparavant à l’École de médecine ?
Quand j’étais étudiante, je n’ai jamais eu de cours sur le sujet ! À Lausanne, ils sont apparus autour des années 2000. Implanter ces cours n’est pas aisé, car certains sont sur la défensive et croient qu’il ne s’agit pas de médecine. Pour convaincre, il fallait amener les preuves de l’impact réel que le genre a sur la santé. Ce qui a été fait par exemple, en partant du constat que la mortalité après un infarctus du myocarde est plus élevée chez les femmes. On a ensuite essayé de comprendre quelles sont les causes, qui sont souvent multiples : les femmes sont plus âgées au moment de l’infarctus, à cause de la protection relative des œstrogènes auparavant, et ont donc davantage de comorbidités, elles sont victimes d’une moins bonne reconnaissance des symptômes, d’une prise en charge moins rapide, de traitements moins bien adaptés, etc.

Quelles sont vos autres actions au sein de la chaire médecine et genre ?
Nous avons créé une commission « médecine et genre » qui dépend de l’école de médecine et qui nous donne la légitimité de faire remonter les remarques en lien avec l’enseignement et de faire avancer l’intégration du genre dans toutes les disciplines médicales. À ce titre, nous avons travaillé avec le département de chirurgie viscérale qui a intégré les différences homme-femme dans une grande partie de leurs cours. Nous avons aussi réalisé des fiches pédagogiques pratiques qui résument les différences homme-femme, en séparant ce qui est de l’ordre du sexe biologique ou du genre social, pour des nombreuses pathologies comme la hernie inguinale, la diverticulite ou la pancréatite. Une étudiante nous a également signalé qu’en cours de biologie, une vingtaine d’heures étaient consacrées au développement embryonnaire de l’organe génital masculin alors que presque rien n’était consacré au féminin. Nous avons pu en discuter avec le professeur.

La représentation des femmes dans le monde médical reste-t-elle problématique ?
Oui. Les femmes cadres sont encore peu nombreuses, il n’y a que 20% de professeures et le fait qu’on parle toujours de médecin au masculin et d’infirmière au féminin perpétue les stéréotypes. Dans l’enseignement, nous essayons d’influer sur le contenu, mais n’oublions pas que la forme aussi est importante. Il faut favoriser le langage épicène et bannir les clichés, comme lorsqu’on étudie systématiquement la dépression avec le cas « Madame X, 45 ans, divorcée et dépressive ». Quand on n’avait que des hommes dans les exemples d’infarctus, on avait plus de peine à imaginer qu’une femme pouvait être touchée et on reconnaissait l’infarctus plus tardivement chez elles. Le domaine cardiovasculaire a d’ailleurs été le premier, dès les années 1990, à s’intéresser aux différences entre hommes et femmes, au niveau des symptômes, des traitements et la Société européenne de cardiologie a mis à son agenda des initiatives pour améliorer les connaissances à ce sujet et a développé des recommandations intégrant les spécificités des femmes.

Que peut faire le monde médical pour réduire les discriminations rapidement ?
Nous devons prendre conscience des stéréotypes, pas uniquement chez le personnel soignant et les médecins, mais à tous les niveaux du système, dès l’accueil et la réception. Nous avons toutes et tous des biais. Moi-même, en tant que femme spécialiste de la discrimination de genre et mère de trois filles, j’ai découvert qu’il m’en restait ! Nous devons également anticiper : si on sait qu’une femme risque davantage d’effets secondaires, il faut la questionner à ce sujet. Pour finir, je dirais aux patient·e·s qu’ils/elles sont toujours légitimes et doivent se faire confiance.

BIO EXPRESS : 

1976                Naissance à Lausanne

2001                Diplôme de la Faculté de biologie et médecine (FBM) de l’Université de Lausanne, suivi d’une spécialisation en médecine interne générale

2008                Doctorat en médecine

2009-2011      Master en épidémiologie à la Harvard Chan School of Public Health, Boston, et postdoctorat au Massachussetts General Hospital, Boston

2011-2016      Cheffe de clinique à la Policlinique médicale universitaire (PMU)

2016-2019      Privat-docent et maître d’enseignement et de recherche clinique à la FBM

Depuis 2016    Médecin adjointe à la PMU

Depuis 2017    Présidente de la Commission médecine et genre de l’École de médecine

Depuis 2019    Professeure associée à la FBM et coresponsable du Département de formation, recherche et innovation d’Unisanté, Lausanne