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par Brigitte Rebetez


Marie-Pierre Chambet 
Photos © Guillaume Perret / Lundi13 

Infirmière spécialisée aux soins intensifs du RHNe, Marie-Pierre Chambet Cousin est aussi depuis treize ans la coordinatrice locale du Programme latin du don d’organes, le PLDO. Car selon la législation suisse, chaque hôpital doté d’un service de soins intensifs doit disposer d’un référent pour les dons d’organes et de tissus. Sa tâche est d’identifier, parmi les patients des urgences ou des soins intensifs, les personnes en état de mort cérébrale qui pourraient devenir de potentiels donneurs d’organes.

«Un seul donneur sauve la vie de quatre personnes, chiffre qui peut monter jusqu’à sept lorsque de nombreux organes peuvent être prélevés.»

Dans la loi sur la transplantation, le critère pour constater le décès est très précis: il s’agit de la défaillance irréversible de toutes les fonctions du cerveau. «Ceci n’implique pas seulement la perte complète et irrémédiable de la conscience – les personnes dans le coma ne sont pas mortes – mais également la défaillance irréversible des fonctions intégratives (…)», détaille l’Académie suisse des sciences médicales dans un document de quarante pages consacré aux directives médico-éthiques en matière de diagnostic de mort et prélèvement d’organes.

En présence d’un donneur potentiel, la coordinatrice du PLDO devra chercher à savoir s’il est inscrit dans le registre de Swisstransplant. C’est aussi elle qui est chargée de la délicate mission de s’entretenir avec les proches sur la question d’un éventuel prélèvement d’organes: «Quand un patient se trouve dans un état critique, nous établissons toujours une relation avec l’entourage, don d’organes ou pas: nous nous entretenons avec les proches pour leur expliquer la gravité de son état de santé. Si sa condition se détériore, nous les rencontrons une nouvelle fois pour leur annoncer qu’il n’y a plus d’option thérapeutique. Et lorsque le décès est inéluctable, nous allons les voir à nouveau.»

Marie-Pierre Chambet Cousin souligne qu’il n’y a pas de pression sur les proches: «La question du don d’organes n’est abordée que lors du troisième ou quatrième entretien. Nous devons laisser du temps aux familles. Certaines personnes sont en état de sidération, mais chacun réagit différemment. Il est important de choisir ses mots, d’écouter leurs émotions. Il y a le verbal et le non verbal qui va avec… Il arrive parfois que l’entourage nous parle spontanément d’un don d’organes quand nous lui annonçons que leur parent est dans un état irréversible. J’espère rencontrer ce cas de figure de plus en plus souvent dans le futur…»

Un donneur, quatre bénéficiaires
Les familles donnent leur consentement dans près la moitié des cas au RHNe. Des prélèvements d’organes sont réalisés sur 2 à 3 patients par année à Neuchâtel, sur un total de 5 à 6 donneurs potentiels. Dans la plupart des cas, il s’agit de personnes décédées à la suite d’un accident ou d’une hémorragie cérébrale. En moyenne, un seul donneur sauve la vie de quatre personnes, chiffre qui peut monter jusqu’à sept lorsque de nombreux organes peuvent être prélevés.

Lorsque les feux sont au vert, la coordinatrice alerte le PLDO – l’un des cinq réseaux suisses du don d’organes – qui à son tour prévient Swisstransplant, fondation chargée par l’OFSP de gérer la liste nationale des receveurs. Pendant ce temps, la circulation sanguine et la respiration du donneur sont maintenues. Des examens sont réalisés, notamment pour déterminer la compatibilité des organes. Une fois tous les paramètres connus, un processus complexe se met en place: du prélèvement à la transplantation, tout doit être réglé dans les moindres détails.

Des chirurgiens des hôpitaux universitaires sont envoyés sur le site de Pourtalès, à Neuchâtel, pour effectuer les prélèvements en salle d’opération. Cette intervention, précise le PLDO, «ne change pas l’apparence du défunt, à l’exception d’une cicatrice supplémentaire». En parallèle, on s’active pour préparer les receveurs dans les centres de transplantation. La Suisse en compte six qui bénéficient d’une autorisation par organe. Les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) sont accrédités pour transplanter le foie, les reins, le pancréas, les cellules des îlots de Langerhans et l’intestin grêle tandis que le CHUV, à Lausanne, s’est spécialisé dans les greffes du cœur, des poumons et des reins.

Des cornées pour sauver la vue
Les reins, le foie, les poumons, le cœur, le pancréas et l’intestin grêle sont, dans l’ordre, les organes les plus prélevés et transplantés. La liste est complétée par des tissus – valves cardiaques, moelle, sang, os, vaisseaux ou cornée. «Pour des impératifs de contrôle de qualité, la Suisse a cessé d’importer des cornées en 2020, explique la coordinatrice. Or notre pays en a besoin de 800 à 1000 chaque année.» La cornée est la partie la plus vulnérable de l’œil et elle peut perdre sa transparence jusqu’à devenir opaque. Infection, accident, maladie ou corps étranger peuvent l’abîmer irrémédiablement.

 

La Suisse passe au consentement présumé

Le peuple a accepté le 15 mai la loi sur la transplantation avec plus de 60% d’avis favorables

Avec 60,2% d’avis favorables, les Suisses ont accepté le 15 mai 2022 en votation populaire de passer au principe du consentement présumé pour le don d’organes, modèle en vigueur dans la majorité des pays européens. Chez nos voisins français, il est appliqué depuis 46 ans déjà. Seuls quatre pays, dont l’Allemagne, privilégient le consentement explicite auquel la Suisse s’apprête à renoncer. Comme les autres cantons romands, Neuchâtel a massivement plébiscité le changement de régime (77,2%). «Cela me rassure», réagit Marie-Pierre Chambet Cousin, coordinatrice locale du Programme latin du don d’organes. Mais qu’est-ce que le consentement présumé va modifier dans son travail? 

«C’est la formulation qui va changer. Au lieu de demander aux proches si leur parent était en faveur du don d’organes comme maintenant, nous les consulterons pour savoir s’il y était opposé. Sinon rien ne changera dans la pratique, les familles continueront à être accompagnées.» La loi révisée entrera en vigueur courant 2024 au plus tôt. D’ici là, la Confédération va s’atteler à créer un registre des oppositions dont la gestion sera confiée à Swisstransplant. Une consultation sera menée pour préciser certains points, par exemple qui est considéré comme proche parent. L’introduction du nouveau modèle sera accompagnée d’une importante campagne d’information. 

Aujourd’hui, une personne en liste d’attente meurt tous les cinq jours en Suisse faute d’avoir reçu un organe. Mais le Dr Franz Immer, directeur de Swisstransplant, se dit «convaincu que le consentement présumé au sens large aura une influence positive sur le nombre de dons. Eu égard à la situation d’autres pays d’Europe occidentale, notre fondation table sur un doublement du nombre de dons». Il relève que le consentement présumé «apporte plus de sécurité, de clarté et soulage les proches», dans la mesure où elle réduira le nombre de personnes qui, en situation de deuil, «sont en plus accablées par le fait de ne pas connaître la volonté de leur parent décédé».

Le PLDO a mis en place une procédure commune pour les prélèvements de cornées. Après les HUG et le CHUV, d’autres hôpitaux romands ont commencé à retirer ce tissu, à l’instar du RHNe dès avril 2022. Marie-Pierre Chambet Cousin a été formée (et certifiée) pour ce geste aux HUG où une banque de cornées a été constituée. «En arrivant là-bas, ces tissus sont analysés pour contrôler leur qualité, en matière bactériologique notamment, explique-t-elle. Après 10-15 jours, ils sont libérés pour être greffés. Comme ils ne sont pas vascularisés, ils sont compatibles avec tous les groupes sanguins. Il y a peu de rejets avec les greffes de cornées et les patients retrouvent la vue rapidement.»

« De nombreux seniors ne se sentent pas concernés, car ils pensent être trop vieux pour donner leurs organes. Mais l’âge n’est pas une contre-indication, c’est l’état des organes qui compte.»

Encore souvent tabou parce qu’il nous renvoie à notre propre mort, le don d’organes et de tissus fait aussi l’objet de fausses croyances. «Par exemple, de nombreux seniors ne se sentent pas concernés, car ils pensent être trop vieux pour donner leurs organes, constate Marie-Pierre Chambet Cousin. Mais l’âge n’est pas une contre-indication, c’est l’état des organes qui compte. Pour donner un foie ou les reins notamment, il n’y a pas de limite. Une cornée, c’est jusqu’à 87 ans. Pour les poumons, tout dépend de leur état.» Selon elle, il y a en définitive relativement peu de contre-indications: l’anémie, le diabète, l’hypertension ou même un cancer localisé, comme celui du col de l’utérus, ne sont pas des obstacles au don d’organe.

1434 personnes en attente

Selon les données de Swisstransplant, 1434 personnes étaient inscrites sur la liste d’attente en 2021. 587 ont pu être transplantées et 72 sont décédées. Juan* se rappelle encore du déclin de son frère il y a une douzaine d’années, à la suite d’un problème cardiaque génétique. «Il avait besoin d’une greffe cœur-poumons pour survivre. Les arythmies cardiaques se multipliaient, le pacemaker était à la peine, il dépendait d’une bouteille d’oxygène pour respirer… Vers la fin, il était si faible qu’il n’arrivait presque plus à se déplacer.»

Inscrit sur liste d’attente, le quinquagénaire est mort avant d’avoir pu être transplanté. «Mon frère a vécu quelques années en Espagne avant de revenir dans le canton. Statistiquement, il aurait sans doute eu plus de chances d’être greffé s’il était resté là-bas», analyse le Neuchâtelois.

Avec 49,6 donneurs par million de personnes en 2019, la péninsule ibérique est en effet le leader mondial des transplantations depuis trente ans. La même année, la Suisse n’en comptait que 18,3, soit bien moins que le Portugal (33,7), la France (29,4) ou l’Italie (25,3). Une différence qui peut s’expliquer par le fait que le consentement présumé est en vigueur dans ces pays.

*prénom d’emprunt

 

«C’est le plus beau cadeau qu’on puisse recevoir»

Quand Maurice Bonny dit qu’il a eu la chance de voir grandir ses deux filles et devenir grand-père, la formule n’a rien d’anodin.
Ce Chaux-de-Fonnier de 62 ans doit sa survie à deux transplantations, rein et pancréas.
Son témoignage

RHNE MAG: À quand remontent vos ennuis de santé ?

Maurice Bonny : J’ai développé un diabète de type 1 à l’âge de 5 ans. À l’époque, la glycémie n’était pas contrôlée régulièrement. On était loin de la prise en charge actuelle, les seringues pour s’injecter l’insuline étaient désinfectées à l’eau bouillante… J’ai vécu des années avec un diabète déséquilibré qui a fini par causer des complications. Mes yeux et mes reins ont été atteints. J’avais 37 ans et il fallait que je me prépare à être dialysé à vie… En parallèle, je me suis adressé aux Hôpitaux universitaires de Genève qui pratiquaient des greffes rein-pancréas. Après un bilan, j’ai été inscrit sur la liste des receveurs.

Comment avez-vous vécu l’attente ?
Je devais porter un bip nuit et jour, au travail, en dormant. C’était une attente assez stressante, avec des sentiments mêlés: je me réjouissais d’en finir avec les complications car j’étais en petite forme, en même temps je craignais d’être appelé, car on ne sait pas comment l’opération va se passer. J’étais marié avec deux filles de 3 et 9 ans. Il y avait la crainte de ne plus les revoir… On m’a finalement bipé après une petite année d’attente. J’ai eu beaucoup de chance. Mais j’avais été averti qu’il n’y avait que 50% de chances que la transplantation se fasse, car il restait des inconnues sur la compatibilité. Heureusement, elle a pu avoir lieu.

Votre santé s’est ensuite dégradée…
Six ans plus tard, mon diabète s’est aggravé au point que mon greffon risquait d’être rejeté. Pour stopper la détérioration, les médecins ont recommandé une transplantation du pancréas. Rebelote avec la liste d’attente et le bip 24h24. Je n’ai pas eu à patienter longtemps. Quelques mois plus tard, j’ai reçu une alerte en pleine nuit et, à 4 heures du matin, on m’envoyait une ambulance.

Après les transplantations, c’était comment ?
Le nouveau rein m’a épargné la dialyse et le pancréas, c’était un petit miracle ! En quelques jours, ma qualité de vie s’est transformée, c’était juste fantastique ! Ma rétinopathie s’est stabilisée, les complications du diabète ont cessé de s’aggraver. Mais comme je prends des immunosuppresseurs pour éviter un rejet des greffons, j’ai souvent des bronchites en hiver. Et avec le Covid, je fais partie de ceux qui doivent faire très, très attention… En 2017, j’ai été traité pour un lymphome causé par l’immunosuppression, mais je vais bien maintenant. Malgré tout, les bénéfices priment nettement sur les effets négatifs !

Vous est-il arrivé de penser aux donneurs ?
Bien sûr ! Quand on se réveille après la transplantation, on a envie de dire merci, car c’est le plus beau cadeau qu’on puisse recevoir. Je ne serais plus là, sinon… Les deux fois, j’ai écrit une lettre aux familles pour leur dire ma gratitude. Je ne sais pas si elles l’ont reçue, vu que le procédé est anonyme. Je suis très reconnaissant à l’égard de ces proches qui ont accepté de faire don des organes d’un des leurs. Ma reconnaissance va aussi aux chirurgiens, aux infirmières, notamment celles qui ont entouré et su convaincre l’entourage des donneurs… Faire quelque chose en retour était une évidence pour moi, d’où mon engagement comme vice-président de l’Association neuchâteloise des dialysés et transplantés. L’un des buts est de sensibiliser la population au don d’organes. Les gens ne sont généralement pas contre, mais quand un accident provoque la mort d’un proche, ils sont pris au dépourvu. Si la discussion sur le don d’organes a pu avoir lieu en amont dans la famille, c’est beaucoup mieux pour tout le monde !